Ludovic Ouhonyioué. KIBORA
Anthropologue, Institut des sciences des sociétés(INSS)/CNRST, Burkina Faso
kludovic@yahoo.fr
avril 2020
Introduction
La pandémie liée au nouveau Corona virus (covid-19) qui a été déclarée un peu partout sur le continent africain au mois de mars 2020 a entrainé de nombreux changement de comportement dans le comportement des populations. En effet parmi les mesures barrières édictées par l’Organisation Mondiale de Santé figure la distanciation sociale, le lavage systématique de mains au savon et le port de masques sous certaines conditions. L’OMS bien que n’ayant pas exigé un port systématique des masques relève que : « L’usage veut toutefois que le masque soit couramment utilisé dans certains contextes culturels. En cas d’utilisation, il est essentiel de suivre les meilleures pratiques pour le fixer, l’enlever et le jeter et de se laver les mains après usage »[1].
C’est bien connu, le masque et la statuaire (Andadé, 1955) occupe une place importante dans l’art africain. Leur symbolisme et fonction sociale sont déterminants dans l’organisation de la vie en société. Cependant le port de masque dont il est question pour faire barrière à la contamination au Corona virus est différent de ce masque sculpté que portent quelques initiés à l’occasion de rituels sociaux. Chirurgical ou non, il s’agit d’un objet qui sert à couvrir la bouche et le nez pour éviter de recevoir des projections de virus (ou d’en émettre) source principale de contamination de cette pandémie très contagieuse par voies respiratoires. Si les recommandations de l’OMS ne rendaient pas leur port systématique pour tout sujet (sain et malade), la pratique (notamment celle des chinois) et la volonté de réduire les risques de contagion au maximum ont amené de nombreux pays à rendre le port du masque quasi-systématique voire obligatoire. À partir de l’expérience vécue de l’utilisation des masques au Burkina Faso, nous verrons comment ce qui est en passe de devenir un nouvel accoutrement se comporte dans la société.
Du bon usage des masques : des mauvais élèves dans toutes les couches sociales
Au Burkina Faso, pays sahélien et enclavé de l’Afrique de l’ouest, deux saisons climatiques principales marquent le paysage. Celle sèche et chaude qui va de mars à novembre et celle humide qui s’étale d’avril à octobre (Ibrahim, 2012). La première saison est caractérisée par un vent d’harmattan chaud et sec. Ce vent qui transporte de la poussière est à la base de nombreuses maladies respiratoires fréquentes en cette période faisant d’elles l’une des principales causes de décès des enfants de moins de cinq ans après le paludisme (Burkina Faso, 2016). Le Nord du pays est une zone climatique relativement désertique et particulièrement exposé à ces intempéries.
Depuis toujours les populations de cette partie du pays, majoritairement Peuls, ont intégré dans leurs habitudes vestimentaires, le turban qui est généralement noué autour de la tête et sert aussi à couvrir la bouche, les oreilles et les narines. Plus qu’une simple parure cette partie de l’habillement est un objet culturel qui exprime la masculinité et prend place dans les rites de passage de l’adolescence à l’homme adulte. Ces populations disposent ainsi depuis la nuit des temps, d’un masque culturel qui les protège du vent et de la poussière, et donc des éventuelles maladies que ceux-ci transportent. Par contre dans d’autres milieux sociaux, l’usage consistait le plus souvent à s’humecter les parois des narines avec du beurre de karité afin de lutter contre les désagréments causés par ce vent chargé de poussière et réduire les risques de transmission des maladies. Toutefois depuis le milieu des années 2000, en la faveur de nombreux produits de consommation courante en provenance d’Asie (principalement de Chine), les populations urbaines ont commencé à faire usage des masques faciaux. Ces masque vendus à la sauvette aux bords de grandes artères des villes par de jeunes gens du secteur informel, ont amené de nombreux citadins à les utiliser.
En matériaux non–lavable et/ou en tissu, ces masques qui sont vendu à environ 100F CFA (0,23 dollars Canadien) l’unité, ont été vite adopté par de nombreux cyclistes et motocyclistes qui trouvaient ainsi un moyen efficace de se protéger contre la poussière, le vent mais aussi le gaz des pots d’échappement des voitures. L’usage des masques venait d’entrer dans les habitudes de nombreux habitants villes. Tant qu’il s’agissait de se protéger contre la poussière le vent et les mauvaises fumées, pour de nombreux usagers les modalités du port et de l’entretien ne nécessitaient pas de précautions particulières. Certains le mettait en poche en cas de non-utilisation ou le déposait en un lieu quelconque sans précaution particulière. Lorsqu’on avait l’impression que le masque était sale et qu’il ne suffisait plus de le taper contre sa main pour en extraire la poussière, on le lavait et l’étalait à sécher au soleil comme le linge ordinaire. En mi-mars 2020 avec l’apparition des premiers cas d’infection au COVID19 au Burkina Faso et dans de nombreux pays africains, on assista à une flambée des prix des masques qui furent souvent multipliés par cinq et de nouveaux types de masques firent leur apparition. Les masques chirurgicaux qui étaient l’apanage du personnel de santé en activité et des étudiants en médecine, furent pratiquement raflés dans les officines pharmaceutiques par des gens qui disposaient d’un pouvoir d’achat important mais surtout par des revendeurs. Parallèlement avant même que les mesures ne furent prises par les pouvoirs publics, le port du masque commençait à se généraliser. Les images des télévisions qui montraient des chinois constamment masqués avaient conquis les consciences et entrainé des changements de comportements. Des masques qui, auparavant, n’étaient d’usages que dans les milieux industriels se retrouvaient partout au niveau de toutes les couches sociales, à chacun selon ses moyens. Porté à l’ endroit ou à l’envers, pourvu qu’il couvre là où le mal peut passer : la bouche et le nez. La vulgarisation du port de masque va au-delà de la qualité du masque, de son homologation par une structure habilitée, posant ainsi la problématique de son bon usage. À la télévision nationale, il n’est pas rare de voir des médecins (y compris ceux chargés de la lutte contre la pandémie), des personnalités politiques, ou du milieu économique, journalistes, etc. descendre le masque sur le menton ou le coller au cou pendant leur prise de parole et le faire remonter une fois les propos achevés. Des policiers qui règlent la circulation aux intersections des rues font pareille. Certaines personnes visiblement s’étouffent dans leurs masques de grande qualité et répètent en gros plan devant les caméras de la télévision des gestes, tirant le masque au niveau des narines comme pour prendre un peu d’air ou ajuster ce masque qui ne tient pas bien. Ces comportements sont quotidiens. Le mauvais exemple de port de masque et de sa manipulation son légion et ne viennent pas seulement du citoyen ordinaire, mais assez souvent de ceux qui sont censés donner l’exemple. Tout cela est généralement vu à la télé, or avec la restriction des mobilités (mise en quarantaine des villes, couvre-feu…) nombreux sont les Burkinabès qui passent de longues heures les soirs devant la télé. En plus de ces comportements, de nombreuses personnes ignorent que les masques à usage unique ont une durée de vie de quelques heures. Alors, même lorsqu’il est à usage unique et dans une temporalité très limitée, le temps d’usage du masque dépend du niveau d’information et d’instruction de celui qui le porte. Toutefois, ce niveau est à croiser avec le pouvoir d’achat voire la position sociale de l’intéressé. Comme le vêtement, le masque est aussi un élément de langage social. Lorsque certaines personnes peuvent jeter à la poubelle au bout de 3 heures d’utilisation un masque acquis à 1000F CFA (2,33 Dollars CAD), d’autres qui auront la chance d’avoir un tel masque (parce qu’offert par une tierce) ne se permettrait pas ce luxe. Alors, le masque sera toujours (ré) utilisé tant qu’il sera toujours portable à leurs yeux. Les masques s’inscrivent ainsi dans la même logique que l’habit qui bien que ne faisant pas le moine, permet de se distinguer des autres…
Masque et réalités sociales et économiques
Le Burkina Faso est classé parmi les pays les plus pauvres au monde. Malgré les progrès réalisés ces dernières années, le pays occupe dans l’IDH (Indice du développement humain du PNUD) la 47ème place en Afrique sur 53 pays (PNUD, 2019). Au Burkina Faso, « Les actifs occupés dont l’âge moyen est de 31ans exercent leur activité principale dans le secteur informel. En effet, 95,5% des actifs occupés exercent leur activité principale dans le secteur informel » (Burkina Faso, 2016). Ce secteur très dynamique permet de nourrir de nombreuses familles burkinabè. Les jeunes qui le caractérisent ont une capacité d’adaptions inouïe à toute situation, à tout changement social (De Sardan, 1991). Ils sont prompts à saisir toutes les opportunités qui s’offrent à eux pour gagner leur pitance quotidienne. La pandémie du COVID19 qui a entrainé un renchérissement des prix des masques a donné des idées à ces jeunes du secteur informel. Depuis quelques jours des femmes et hommes, couturier de quartier, se sont investi dans la production de masques alternatifs en tissus. Ces masques qui se vendent entre 200 et 300F CFA (0, 70 Dollar CAD) commence à avoir une certaine notoriété, du fait de l’inaccessibilité des masques pharmaceutiques, mais aussi parce qu’ils sont plus proches des réalités sociales. En effets ces masques peuvent être lavés et réutilisés plusieurs fois comme les habits. Cette production de masques locaux entamée par des stylistes et couturiers nationaux de grande renommée au début de la pandémie, est réalisée désormais par ceux qu’on appelle couramment les « tailleurs » de quartier qui se débrouillent dans le secteur informel de la production à commercialisation. La revente de masques et de gel hydro alcoolique est du reste devenue une activité très importante de ce secteur dans les grandes artères de la capitale Ouagadougou.
©Ludovic Kibora, Masques en vente en bordure de la route à Ouagadougou
En observant cette dynamique, on est fondé d’espérer que la décision du gouvernement de rendre obligatoire le port du masque à partir du 27/04/2020,[2] pourrait être tenue, grâce à la production tout azimut de ces masques alternatifs. En visite à l’atelier de couture de l’armée le mardi 21 avril 2020[3], le premier ministre burkinabè a eu l’assurance que les militaires de ce seul centre, qui produisent déjà 5000 masques/jour, peuvent multiplier leur capacité de production par trois. C’est aussi l‘occasion de remettre au gout du jour le slogan jadis cher au président Thomas Sankara : « consommons burkinabé ! ». Secteur structuré et/ou informel essayent actuellement d’innover dans la production de masque y compris en Faso danfani, (pagne tissé local en coton). Ces masques sont généralement achetés par des sociétés privées, des individus ou des partis politiques (nous sommes en année électorale au Burkina Faso) pour être offert gracieusement aux populations. La question qui demeure pendante, c’est l’assurance qualité de toute cette production. Si dans certains pays un comité constitué de médecins et d’autres spécialistes en santé publique sont à la base de l’attestions de la qualité des masques alternatifs mis sur le marché, au Burkina Faso, c’est l’Agence burkinabè de normalisation, de métrologie et de qualité (ABNORM) qui s’occupe de cela; une structure, dont le nouveau statut a été adopté par décret.[4] Cependant, nombreux sont les producteurs qui ignorent l’existence de cette organisation bureaucratique (Weber, 1971). Alors ils continuent de se fier à leurs propres expériences. D’aucuns sollicitent en privé et de façon individuelle l’avis de pharmaciens et autres agents de santé dans leur entourage pour attester de la capacité protectrice de ces masques. De toute façon, la police n’est jamais intervenue pour saisir des masques parce qu’ils ne répondent pas aux normes de qualité, même ceux vendus auparavant dans les rues, avant l’apparition de la pandémie. Dans une telle situation, les risques sont énormes pour les usagers. Depuis un certain temps des vidéos circulent sur les réseaux sociaux montrant de « véritables artisans » rénovant des masques usagés, certainement ramassés dans des dépotoirs afin de les remettre sur le marché. Dans un pays où la culture matérielle consiste à donner une seconde vie (AppaduraÏ, 1986, Deleuze, 2018) aux objets d’usage adoptés cette pratique est courante. Entre créativité et recherche de gain facile le secteur informel peut être dans cette situation un danger pour les populations lorsque l’État est absent. Les populations peuvent se retrouver avec des masques disponibles pour toutes les bourses sans aucune garantie de leur qualité. Elles les porteront pour le respect des mesures gouvernementales pour le reste, elles s’en remettront à Dieu et aux ancêtres comme il est de coutume.
Conclusion
Au Burkina Faso le vélo et la moto sont des moyens de locomotion les mieux partagés en milieu urbain. Pendant la période de l’harmattan il n’est pas rare de croiser cyclistes, motocyclistes et même piétons portant des masques pour se protéger de la poussière. Cette habitude s’est installée progressivement avec la prolifération de vente de masques manufacturés en provenance d’Asie et vendu aux abords des rues. « Ces cache-nez chinois » sont souvent conseillés par parents et personnel de santé pour réduire les risques d’infection due à la poussière et au vent. La survenue de la COVID-19 en mars 2020 s’est fait dans un contexte où culturellement il n’existe pas un rejet quelconque concernant cet objet dans les communautés. Cependant, barrer la route à la poussière n’est pas identique à barrer la route à un virus invisible à l’œil nu. Alors, le port du masque, sa qualité et les précautions qui entourent sa manipulation sont de nouvelles habitudes à acquérir. Malgré la campagne de sensibilisation quotidienne, ces éléments demeurent un challenge important à lever en matière de communication pour le changement de comportement. L’accessibilité économique aux masques peut être possible grâce à une production massive locale de masques alternatifs, mais le mauvais port de masque peut constituer un autre danger de santé publique. Les gestes barrières les plus importants étant le lavage des mains et la distanciation physique. Cette situation n’est pas différente de celle de nombreux pays africains où le COVID19 n’est pas la pire catastrophe dans l’esprit de la majorité des populations. Gageons que passé la pandémie, les masques locaux auront pignon sur rue même dans le milieu médical. Ce serait cela de gagné.
Références bibliographique
Adandé, Alexandre Sénou, 1955 « Fonctions et signification sociales des masques en Afrique Noire », Présence Africaine, 1955/1 (N° I-II), p. 24-38. DOI : 10.3917/presa.9551.0024. URL : https://www.cairn.info/revue-presence-africaine-1955-1-page-24.htm
Appaduraï Arjun, 1986, The social life of things. Commodities in cultural perspective, London/New York, Cambridge University Press
Burkina Faso, 2016, Enquête national sur le secteur informel phase 1, Ouagadougou, INSD
Burkina Faso, 2016, Tableau de bord 216 des indicateurs de la santé, ministère de la santé/INSD
De Sardan Jean-Pierre Olivier, 1991, « L’anthropologie du changement social et du développement comme ambition théorique ? », Bulletin de l’APAD [En ligne], 1 | 1991, mis en ligne le 23 juin 2006, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/apad/296
Deleuze Anne-Sophie, 2018, Itinéraire de vie d’un textile: étude sur les usages locaux du tissu-pagne à Lomé (TOGO). Thèse de doctorat, département d’Anthropologie, Université Laval. URL : https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/32965 consulté le 22 avril 2020
Ibrahim, Boubacar, 2012, Caractérisation des saisons de pluies au Burkina Faso dans un contexte de changement climatique et évaluation des impacts hydrologiques sur le bassin du Nakanbé. Hydrologie. UniversitéPierre et Marie Curie – Paris VI. Français. NNT : 2012PA066087. tel-00827764
O.I, mardi 21/04/202, Covid-19 au Burkina : Le Premier ministre visite les unités de production de chloroquine et de masques in lefaso.net, https://lefaso.net/spip.php?article96347 consulté le 22/04/20
PNUD, 2019, Rapport sur le développement humain, New York, UNDP
Weber Max, 1971, Économie et société, Tome 1, Paris, Plon
[1] https://www.who.int/ith/2019-nCoV_advice_for_international_traffic-rev/fr/ consulté le 21/04/20
[2] Burkina Faso, 16 avril 2016, Compte rendu du conseil des ministres, Ouagadougou, Ministère de la communication et des relations avec le parlement
[3] https://lefaso.net/spip.php?article96347
[4] Décret 2016-357 PRES/PM/MCIA/MINEFID portant approbation des statuts de l’agence national de normalisation et de métrologie et de qualité)