Entre crise politique et tensions électorales, le paysage politique malien face à la pandémie de Covid-19
JAAFARI Nabil, Baccalauréat Relations Internationales & Droit International
KLINGELSCHMITT Nicolas, Doctorant en Science Politique
MCNICOLL Anthony, Baccalauréat Relations Internationales & Droit International
Département de Science Politique, UQAM
Après un bref rappel de la situation sécuritaire particulière du Mali, cet article s’attache à présenter les mesures gouvernementales prises pour lutter la propagation de la pandémie de Covid-19 sur le territoire malien, tout en expliquant les développements de la crise socio-politique qui traverse le pays jusqu’à Juillet 2020, les imbrications de ces deux phénomènes, et les conséquences économiques des mesures mises en place.
Prodromes de la situation de crise sanitaire : un contexte déjà particulièrement préoccupant
Avant l’irruption de la crise de la Covid-19, le Mali était déjà en proie à une situation de crise multidimensionnelle, héritée d’un conflit enraciné depuis 2012. Ce conflit particulièrement complexe et multidimensionnel dont le point de départ est l’indépendance de l’Azawad, région nord du pays, a engendré une déstabilisation durable non seulement sur le plan sécuritaire mais également politique, religieux, communautaire ou encore économique[1]. Le conflit est encore vif malgré les interventions successives et renouvelées, parfois critiquées, de l’Union Africaine (MISMA), de l’ONU (MINUSMA) et de la France (Serval puis Barkhane). Il génère des tensions dans l’ensemble de la sous-région sahélienne, fragilisant les institutions gouvernementales et rendant la gestion de la crise sanitaire liée à la Covid-19 particulièrement complexe.
Conséquence directe de ce conflit persistant, la souveraineté pleine et effective de l’État se limite, selon plusieurs expert.es, à la capitale, Bamako, et à ses alentours immédiats. Les représentants des pouvoirs publics (préfets, médecins, juges…) auraient quitté les lieux dans plusieurs régions du pays, en particulier au Centre et au Nord où des groupes terroristes imposeraient parfois leurs propres lois (taxations sur les produits agricoles, institution de la charia dans certains cas)[2].
Dans une enquête d’opinion réalisée en 2019 par la fondation Friedrich Ebert et publiée en Mars 2020, : 8 malien.nes sur 10 critiquent la présence de Barkhane et de la MINUSMA, 6/10 n’avaient jamais entendu parler de la force du G5 Sahel qui tarde encore à être mise en place[3]. Cette même étude montre que fin 2019, « au regard des 12 derniers mois, les deux tiers (65,9%) de la population pensent que la situation générale du pays s’est détériorée », ce qui ne joue évidemment pas en faveur de l’opinion publique vis-à-vis du gouvernement et de la force publique.
Des mesures prises en amont de la crise mais des élections législatives maintenues
Alors que la grande majorité des États lancent des politiques publiques de distanciation sociale et de confinement en cascade, dès le 19 Mars dernier, le gouvernement malien annonce quant à lui la fermeture des écoles et des universités ainsi que l’interdiction des rassemblements ; le lendemain, le pays interdit le passage de ses frontières terrestres et aériennes excepté pour ses ressortissant.es et pour les vols cargo pour des raisons commerciales et d’intérêt général[4]., tandis que la quarantaine devient obligatoire toutes les personnes maliennes revenant de l’étranger, et un couvre-feu est instauré une semaine plus tard, le 26 Mars. Dans le même sens, tous les rassemblements publics sont interdits ainsi que les rassemblements de groupes sociaux de tout genre[5].
Néanmoins, les élections législatives ont été maintenues le même mois, et ont été le point de rupture d’une crise politique qui se poursuit. Les 29 Mars et 19 Avril 2020, les élections ont donc lieu, « décision que bon nombre d’observateurs ont jugée totalement incompréhensible »[6] au vu des risques de contagion que représente un tel événement politique, similaire au maintien des élections municipales en France dont le premier tour s’était tenu le 15.
En cette période de crise sanitaire et d’élections, les personnalités politiques du pays se sont alors livrées à des exercices médiatiques largement relayés par les chaines nationales consistant à des distributions de savon ou de gel hydroalcoolique, une « démarche d’évergète classique en Afrique de l’Ouest » selon l’analyse de François Backman, membre de l’Observatoire de l’Afrique subsaharienne de la Fondation Jean Jaurès. La population malienne impute d’ailleurs au maintien de cette élection la recrudescence de foyers de contagion de Covid-19, en particulier dans la capitale.
L’entre-deux tours fait l’objet d’un événement politique sans précédent, qui augmente un peu plus l’objectif de mener à bien ces élections déjà malmenées par la crise sanitaire et le climat sécuritaire. Le chef de file de l’opposition, Soumaila Cissé, 71 ans, est enlevé par des hommes armés[7] le 25 Mars 2020 à Koumaira, dans la région de Niafounké, au centre du pays, où il devait présider un meeting. Lors de son kidnapping, son garde du corps est tué. Quelques jours plus tard, l’ensemble de sa délégation est libéré, mais à ce jour, Soumaila Cissé est toujours otage.
Face à cette situation de crise dans les rangs des partisans de Soumaila Cissé, l’opposition active au président Ibrahim Boubacar Keita se retrouve en la personne de l’imam Mahmoud Dicko, connu par ses prêches qui « abondent dans les marchés, ricochent au coin des rues, résonnent dans les radios », ancien soutien du président lors des élections de 2012 devenu clairement opposant, comme l’illustre une de ses sorties du 19 Juin dernier ; « le chef de l’État n’a plus les aptitudes physiques et mentales pour diriger le pays. Ibrahim Boubacar Keïta doit partir »[8]. M. Dicko fait partie des figures ayant lancé le mouvement contestataire dit « Mouvement du 5 juin » qui regroupe des milliers de manifestants dans les rues de Bamako à cette date, puis à de multiples reprises, notamment le 19 juin et le 12 juillet pour réclamer la démission du président[9]. Pour le moment, IBK reste en place, la question est : « Est-ce que le président sera en mesure de sauver les meubles après le coronavirus? »
Un pouvoir vivement critiqué, une crise politique profonde
Outre la fragilité de l’autorité politique totalement dénuée de contrôle effectif d’une large partie du territoire malien comme indiqué précédemment, les actions du gouvernement malien ainsi que la personnalité du président de la république IBK sont également largement pointées du doigt. Le gouvernement est vivement critiqué, malgré un « dialogue national inclusif » lancé en 2019 et dont les conclusions ont notamment lancé les législatives dont les résultats font l’objet de nombreux recours de la Cour constitutionnelle.
Cette dernière n’a également plus une légitimité suffisante pour valider ou invalider les résultats des dernières élections législatives, sur 9 de ses membres, 4 ayant démissionné, et un 5e étant décédé, depuis le début de la crise politique. Face à la montée des tensions à travers d’importantes manifestations de l’opposition, le 8 juillet, à travers un discours retransmis en direct à la télévision nationale, le chef de l’État s’adresse à la nation, masqué, tard dans la soirée[10]. Il annonce un remembrement de la Cour constitutionnelle, le gouvernement confirmant la dissolution de fait de cette Cour constitutionnelle le 12 Juillet à la suite de nouvelles manifestations[11].
Des difficultés économiques liées aux décisions politiques
Ces flambées de tensions successives peuvent également s’expliquer par les difficultés économiques que traverse également la population malienne à la suite de la mise en place de mesures restreignant les déplacements, les horaires d’ouverture des magasins et le franchissement des frontières. Dans un État où près de 90% de l’activité économique passe par le secteur informel et se fait dans des lieux publics, la décision d’un couvre-feu et la limitation des déplacements met alors en péril le revenu quotidien de bon nombre de Malien.nes.
On se plaint fréquemment, dans les rues des principales villes du pays, que le président impose des politiques incohérentes et que celles-ci nuisent à la croissance économique du pays[12]. Puisqu’une grande partie de la population malienne travaille dans le secteur informel[13], ces activités échappent à la régulation étatique[14]; les travailleurs ne sont donc pas couverts par une couverture sociale, ils ont un faible revenu et produisent à petite échelle[15]. La fermeture des commerces due au couvre-feu a ainsi privé plusieurs milliers de travailleurs et travailleuses d’un revenu nécessaire à la survie.
Il est normal que la population malienne soit frustrée de la situation, car elle ressent les contrecoups économiques de la crise avant les effets du virus[16]. Le taux horaire minimum au Mali est de 231 francs CFA soit cinquante-quatre sous canadiens par heure[17]. Donc, les gens survivent avec environ 4,32 dollars par jour. Ainsi, la fermeture des entreprises et des frontières prive ces derniers de revenus, car ils ne peuvent pas commercer ou aller négocier des produits moins chers dans les pays voisins pour ainsi les revendre au Mali.
Néanmoins, les difficultés économiques à l’échelle globale pénalisent la population locale; les transferts d’argent de la diaspora par des mécanismes comme Western Union représentent une manne financière importante pour l’investissement au Mali, ce dernier étant le 9e pays africain « bénéficiant le plus des fonds envoyés par ses expatriés », représentant « 6,7% du PIB Malien » en 2017[18]. Seule consolation sur le plan économique, le pays, qui importe l’intégralité de sa consommation de pétrole, a pu largement bénéficier de la chute des cours de ces derniers mois et a ainsi, d’après le FMI, « limité la casse ».
Pour tenter de palier à ces difficultés, le 11 Avril, le Président Keïta annonce des mesures économiques et sociales pour un coût total estimé à 500 milliards de francs CFA visant à venir en aide aux classes sociales les plus touchées par le ralentissement des activités économiques informelles du pays à la suite des mesures de couvre-feu, le secteur informel composant plus de 90% de son activité économique totale. Ces mesures consistent notamment en une prise en charge des factures d’eau et d’électricité des foyers aux revenus les plus modestes, mais semblent encore bien insuffisantes pour aider la population à traverser cette période de graves difficultés matérielles.
NB : Conformément aux recommandations de la chaire de recherche sur l’homophobie de la Faculté des sciences humaines de l’UQAM, et en faveur d’une « communication publique sans stéréotype de sexe » prôné par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, les auteurs de ce texte s’attachent à adopter une écriture inclusive.
[1] BADIE, Bertrand. La guerre au Mali: Comprendre la crise au Sahel et au Sahara: enjeux et zones d’ombre. La Découverte, 2013.
[2] BACKMAN François, « Covid-19 en Afrique, le Mali malade », https://jean-jaures.org/nos-productions/covid-19-en-afrique-le-mali-malade
[3] http://www.fes-mali.org/images/Rapport_Final_Malimetre_N11_Site.pdf
[4]OCHA SERVICES. « Mali : Covid-19 – Rapport de situation #1, 1er avril 2020 ». En ligne. <https://reliefweb.int/report/mali/mali-covid-19-rapport-de-situation-1-1er-avril-2020>. Consulté le 5 avril 2020.
[5] Ibid.
[6] Boubacar Haidara. « L’expérience malienne dans la gestion de la pandémie du Covid-19 ». En ligne. https://theconversation.com/lexperience-malienne-dans-la-gestion-de-la-pandemie-du-covid-19-138158>. Consulté le 4 juillet 2020.
[7] Des « éléments djihadistes » selon l’analyste François Backman.
[8] MAILLARD Matteo, « Mali : comment l’imam Mahmoud Dicko est devenu la figure de proue de l’opposition », Le Monde, article du 26 Juin 2020 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/06/26/mali-comment-l-imam-mahmoud-dicko-est-devenu-la-figure-de-proue-de-l-opposition_6044326_3212.html consulté le 9 Juillet 2020.
[9]Romain HOUEIX. « Mali : l’imam Mahmoud Dicko, le rigoriste qui fait trembler le pouvoir ». En ligne. <https://www.france24.com/fr/20200620-mali-l-imam-mahmoud-dicko-le-rigoriste-qui-fait-trembler-ibk>. Consulté le 5 juillet 2020.
[10] DIALLO Aïssatou, « Mali : ce qu’il faut retenir du discours d’IBK ». 9 Juillet 2020. En ligne. https://www.jeuneafrique.com/1012714/politique/mali-ce-quil-faut-retenir-du-discours-dibk/ Consulté le 13 Juillet 2020.
[11] France 24, « Contestation au Mali : 4 morts à Bamako, « dissolution de fait » de la Cour constitutionnelle ». En ligne. https://www.france24.com/fr/20200712-mali-fortes-tensions-%C3%A0-bamako-le-pr%C3%A9sident-annonce-la-dissolution-de-la-cour-constitutionnelle. Consulté le 13 Juillet 2020.
[12] Boubacar Haidara. « L’expérience malienne dans la gestion de la pandémie du Covid-19 ». En ligne. https://theconversation.com/lexperience-malienne-dans-la-gestion-de-la-pandemie-du-covid-19-138158>. Consulté le 4 juillet 2020.
[13] Ibid.
[14] UNESCO. « Secteur informel ». En ligne. <http://uis.unesco.org/fr/glossary-term/secteur-informel>. Consulté le 5 avril 2020.
[15] Ibid.
[16] Boubacar Haidara. « L’expérience malienne dans la gestion de la pandémie du Covid-19 ». En ligne. https://theconversation.com/lexperience-malienne-dans-la-gestion-de-la-pandemie-du-covid-19-138158>. Consulté le 4 juillet 2020.
[17]WAGEINDICATOR FOUNDATION. « Salaires minimums – Mali ». En ligne. <https://votresalaire.org/mali/salaire/salaire-minimum>. Consulté le 5 juillet 2020
[18] MAILLARD Matteo, « Au Mali, l’effondrement des transferts d’argent de la diaspora frappe durement les populations ». En ligne. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/30/au-mali-l-effondrement-des-transferts-d-argent-de-la-diaspora-fragilise-gravement-les-populations_6038309_3212.html. Consulté le 10 juillet 2020.